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Les paysages de l’île de Ré de Jérôme Vila donnent à voir un monde insulaire inconnu. Non pas ceux des marais salants et du clocher de l’église d’Ars, du moulin à marées, du Bois de Trousse-Chemise chanté par Charles Aznavour, du port de plaisance aux quais encombrés de restaurants, des marchés nocturnes, des loisirs nautiques, des innombrables pistes cyclables, des cordons dunaires, des vastes plages et des phares majestueux. Ses images montrent de manière détaillée le socle paysager d’une île sans autre artifice que celui de l’art de capter sobrement des scènes précises, surprenantes, émouvantes ou énigmatiques : le vide marin, le mouvement des nuages, la fusion du ciel et de l’océan, le rythme des façades et des toits de tuiles, la destruction d’un cyprès, le mystère d’une ruelle entre les murs, la puissance des jetées et des remparts, l’horizon des estrans, des vignes ou des serres sous le ciel bas et parfois angoissant …

Fragments poétiques soigneusement cadrés du rivage, d’une rue de village, de la campagne ou d’un boisement, les paysages du photographe sont souvent marqués par des ciels immenses. Les uns semblent inscrits dans une éternité atemporelle, les autres traduisent la vision fugitive de lieux ordinaires. De l’étendue de l’île, le photographe extrait des motifs paysagers saisissants dont certains renouvelleront peut-être les stéréotypes en vigueur aujourd’hui.

Nulle figure charmeuse dans ces images, qui raconterait des histoires insulaires convenues. L’artiste adopte le plus souvent une règle de composition en deux, trois ou quatre plans parallèles incluant la ligne d’horizon : ciel, terre et mer ; ciel, arbres et terre ; ciel, dune et plage ; ciel, mer et estran ; ciel, rempart et mer ; peupliers, tamaris et vigne ; ciel, pins et fougères… Gris, argentés ou tourmentés, les ciels fusionnent avec les eaux marines ou lagunaires, ou bien en sont séparés par les lignes ou les plages sombres des pins et des cyprès sculptés par le vent. Alternance des ciels plombés, des boisements sombres et des pelouses dunaires jaunies. Symétries et asymétries. Taches rouges ou jaunes des balises. Rythme des troncs de tamaris et des floraisons, ou clair-obscur intime d’un sous-bois. Les natures rétaises de Jérôme Vila sont de réelles inventions plastiques et minutieuses de mondes imaginaires.

Simultanément, elles sont autant de documents précieux sur ce que l’île de Ré donne à voir, et qui n’est pas nécessairement vu. Le paysage, rappelons le, est d’abord une relation de chacun à l’espace et à la nature. Une façon libre ou déterminée, intéressée ou désintéressée, de construire ce qui nous attache au monde ambiant ou nous détache de lui, et surtout en restant profondément dépendant de nos héritages culturels. Le philosophe italien Rosario Assunto le disait en ces termes en 1960 en évoquant l’art des jardins et des paysages : « Il s’agit de donner à l’aménagement des lieux dans lesquels se déroule la vie des hommes une configuration esthétique précise, répondant chaque fois aux idéaux d’une culture et d’une société, à ce qu’on appelle habituellement le goût ».

La prise de conscience de ces nouveaux paysages naît des regards du photographe. Il leur donne formes, couleurs et rythmes inédits. Car sans ces regards curieux et novateurs, il n’est pas possible de renouveler les paysages d’un territoire et d’en changer les cartes postales ! Arpenter le monde insulaire n’est-ce pas en découvrir les singularités au-delà des informations érudites ou utilitaires ? N’est-ce pas en capter les instants fugitifs où la remémoration des images photographiques construit la perception du lieu ? Ainsi, au-delà des formes, se modèlent les jugements de chacun sur ce monde insulaire passé en quelques décennies des activités de pêche et d’agriculture à celles du tourisme et de l’habitat résidentiel.

Car les caractères des paysages de J. Vila sont autant poétiques que documentaires. Dépourvues de figures humaines ou animales, elles restituent sous le ciel de l’océan la pureté et l’authenticité dépouillées des natures de l’île de Ré, des plus urbaines aux plus sauvages. Elles sont vraies, parce qu’elles offrent des reflets fidèles de la réalité méconnue, ni déformés ni remaniés. Chacun peut y reconnaître des lieux déjà vus ou entrevus, mais différents, composites, à la fois semblables et autres. Et s’il ne les connaît pas, il en découvre la saveur étrange.

Grâce à ces évasions offertes par des images à la beauté renouvelée, la connaissance sensible du monde à vivre échappe aux lourdes déterminations héritées. Elle emprunte alors des chemins où la liberté de vivre ce monde se substitue à l’idée de se résigner à son destin. Le goût des paysages de l’île de Ré pourrait-il ainsi changer ? Peut-être, et alors insensiblement et inéluctablement.

Pierre Donadieu

Professeur émérite de sciences du paysage à

l’Ecole nationale supérieure de paysage de Versailles-Marseille